Réorientation professionnelle des femmes et phénomène du tuyau percé au sein des universités ontariennes

par Jeffrey Napierala, Ph.D.

Depuis des décennies, la majorité des étudiants de premier cycle sont des femmes. Ces dernières sont néanmoins sous-représentées dans les programmes de doctorant et les rangs des corps professoraux. Des observateurs ont pensé qu’au fil du temps et de l’avancement des femmes dans le « tuyau » de la progression universitaire (en avançant dans les programmes de premier cycle et de cycles supérieurs et les postes subalternes au sein des corps professoraux), les inégalités entre les genres diminueraient rapidement parmi les rangs professoraux supérieurs. Toutefois, les progrès récents ont été très lents, et les perspectives d’évolutions à venir sont limitées (voir « Tendances sexospécifiques en Ontario de l’emploi des membres du corps professoral universitaire »). Ce manque de progrès a mené de nombreuses personnes à suggérer l’existence de « fuites » dans le tuyau universitaire. Autrement dit, certains obstacles au cours d’une carrière universitaire affectent davantage les femmes que les hommes, ce qui ralentit leur progression ou les pousse à interrompre leur carrière.

Dans le présent mémoire, nous examinons, les changements de représentation des femmes à différentes étapes de leur carrière universitaire, du premier cycle au rang de professeure titulaire. Notre objectif est de mieux comprendre la façon dont la progression des femmes est interrompue actuellement, ainsi que ce même processus par le passé, et de définir les étapes auxquelles le tuyau universitaire « fuit ».

Une fois leurs études de premier cycle achevées, les femmes poursuivent leur carrière universitaire à une fréquence inférieure à celle des hommes. Globalement, en 2017, les femmes représentaient 57,3 % des diplômés du postsecondaire[i] du Canada. Dans le même temps, 45,6 % des diplômés de programmes de doctorat étaient des femmes (Statistique Canada, 2020a). Dans la mesure où les femmes constituent la majorité des étudiants en maîtrise depuis 1997 (Turcotte, 2011), il semblerait que les réorientations au niveau du doctorat soient l’une des étapes auxquelles les femmes quittent le tuyau en nombre.[ii]

Dans le présent mémoire, nous utilisons deux sources de données. La première est le Système d’information sur les étudiants postsecondaires (SIEP), une enquête menée sur tout le territoire canadien et qui contient des renseignements de natures diverses sur les notes et les inscriptions des étudiants du postsecondaire, notamment le nombre d’étudiants inscrits à l’université (Statistique Canada, 2021a) et de diplômés des universités (Statistique Canada, 2021b) en fonction du type de genre de sanction d’études. Les données sont disponibles à partir de l’année universitaire 1992-1993 jusqu’à l’année universitaire 2018-2019. Elles comprennent des renseignements sur le genre, le domaine d’étude, la province et le type de programme. [iii] Nous avons combiné ces données avec celles issues de l’enquête du Système d’information sur le personnel d’enseignement dans les universités et les collèges – Personnel enseignant à plein temps (SPEUC-PT), qui comprend des renseignements sur le personnel employé à temps plein au sein des universités canadiennes. Au sens de ce mémoire, le corps professoral inclut les enseignants à temps plein, les membres du personnel de recherche à temps plein qui ont un rang professoral et dont l’échelle salariale est similaire à celle du personnel enseignant et les membres du personnel enseignant invité actif au sein du corps professoral uniquement. Le tableau précis que nous utilisons comprend les effectifs des professeurs répartis en fonction du genre, du rang universitaire, la matière enseignée[iv] et la province.[v] Du fait des perturbations de la collecte des données du SPEUC-PT de 2011-2012 à 2015-2016, on encourage les lecteurs à faire preuve de prudence lors de l’analyse des résultats pour ces années.[vi] Tout au long du présent mémoire, nous faisons collectivement référence au type de programme des étudiants et des diplômés et au rang des professeurs avec le terme « niveau universitaire ».

Présentation des données

Les données du présent mémoire sont présentées à l’aide de visualisations interactives. Vous trouverez de plus amples renseignements sur leur utilisation ici. Il est aussi possible de télécharger un fichier PDF comportant des images statiques. Pour une fonctionnalité optimale, les visualisations de données sont mieux visualisées sur un ordinateur de bureau. Nous mettons ci-dessous en évidence des faits saillants issus de chacune des représentations visuelles.

Figure 1 : Pourcentage d’étudiants et de membres des corps professoraux par genre en fonction du niveau universitaire depuis 1992-1993

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  • Les femmes sont plus nombreuses que les hommes parmi les étudiants en baccalauréat et les titulaires de ces diplômes depuis au moins 1992-1993, la première année universitaire pour laquelle des données sont disponibles.
  • La représentation des femmes à des niveaux d’études et des rangs professoraux supérieurs a augmenté au fil du temps. Le nombre de femmes inscrites à des programmes de maîtrise a commencé à dépasser celui des hommes en 1999-2000. En 2018-2019, elles représentaient près de 56 % des étudiants en maîtrise. La représentation des femmes dans les programmes de doctorat a augmenté rapidement au cours des années 1990, mais cette augmentation a ralenti, avant de s’interrompre à 49 % en 2018-2019.
  • Aux postes de professeur adjoint, les femmes sont désormais presque aussi nombreuses que les hommes : elles représentaient 48 % des effectifs des professeurs adjoints en 2018-2019. La part des femmes a aussi augmenté régulièrement parmi les professeurs agrégés et titulaires, bien que leur nombre demeure significativement inférieur à celui des hommes : les femmes y représentent, respectivement, 44 % et 29 % des effectifs.
  • En règle générale la part des femmes dans les domaines de la science, de la technologie, de l’ingénierie et des mathématiques (STIM)[vii] est plus faible que dans d’autres disciplines. Par exemple, en 2018-2019, 35 % des étudiants inscrits dans des programmes de doctorat des domaines STIM étaient des femmes, contre 49 % tous domaines confondus. En ce qui concerne les étudiants de premier cycle des domaines liés aux STIM, la part des femmes a augmenté de façon significative tout au long des années 1990 avant de se stabiliser aux alentours de 40 %. Les chiffres actuels demeurent similaires.
  • Dans les domaines traditionnellement perçus comme féminins, tels que les domaines de la santé et de l’éducation, les femmes sont largement plus nombreuses que les hommes : elles représentent environ 70 % des étudiants en baccalauréat, en maîtrise et en doctorat. En ce qui concerne les corps professoraux dans ces domaines, la part des femmes a aussi augmenté au fil du temps : les femmes représentent près de 70 % des professeurs adjoints, 60 % des professeurs agrégés et 50 % des professeurs titulaires.

Figure 2 : Évolution des pourcentages de femmes et d’hommes entre différents niveaux universitaires en fonction de la période

Remarque : Nous avons organisé le graphique de façon à ce que la première « étape » d’une carrière universitaire, des études en baccalauréat à l’obtention du baccalauréat, soit présentée sur la gauche, et que chacune des étapes suivantes soit à droite. L’étape finale est la promotion de professeur agrégé à professeur titulaire. Les pourcentages positifs indiquent que le nombre de femmes (ou d’hommes, selon l’option sélectionnée) au niveau suivant est supérieur à celui du niveau précédent.

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  • Sur l’ensemble des disciplines, on observe la seule augmentation positive entre des niveaux adjacents pour les femmes entre les étudiants en baccalauréat et les titulaires de baccalauréat. Les autres pourcentages sont négatifs, ce qui indique que moins de femmes parviennent aux niveaux suivants, supérieurs.
  • Une des baisses d’effectifs entre niveaux adjacents les plus importantes concerne le nombre de femmes parmi les titulaires de baccalauréat et le nombre de femmes parmi les étudiants en maîtrise. Au milieu des années 1990 (de 1992-1993 à 1997-1998), les effectifs des femmes inscrites en maîtrise étaient inférieurs de 11 % à ceux des femmes titulaires de baccalauréats. Cette différence s’est accentuée avec le temps. Récemment, les femmes poursuivaient leurs études dans des programmes de maîtrise à une fréquence 5 % inférieure à celle de leurs homologues masculins.
  • On n’observe aucune différence de pourcentage entre les femmes étudiantes en doctorat et les professeures adjointes au cours de la période la plus récente. Pour les périodes précédentes, la différence était légèrement négative, ce qui indique que moins de femmes que d’hommes avançaient vers des postes menant à la permanence.
  • Les changements de professeures adjointes à professeures agrégées, et de professeures adjointes à professeures titulaires étaient aussi négatifs. Moins de femmes sont professeures agrégées que professeures adjointes, et moins encore sont professeures titulaires. Toutefois, dans la mesure où on conserve souvent les rangs de professeur adjoint et agrégé pendant relativement longtemps, ces différences évolueront lentement, et ce même si plus de femmes que d’hommes font leur entrée sur ces rangs.
  • Par rapport à ce que l’on observe dans l’ensemble des disciplines, dans les disciplines en lien avec les STIM, les femmes obtiennent des baccalauréats à une fréquence moindre (de ce point de vue, la situation des hommes et des femmes est relativement similaire). Toutefois, elles poursuivent leurs études en maîtrise à une fréquence supérieure. Les interruptions d’études entre l’obtention du baccalauréat et l’entrée en maîtrise y sont assez rares (1 % à 2 %). Au fil du temps, ce chiffre est resté faible. Toutefois, par rapport aux autres disciplines, la part des femmes y diminue de façon plus nette entre l’achèvement de programmes de doctorat et l’obtention d’un poste de professeure adjointe.
  • Dans le cas des domaines de la santé et de l’éducation, la représentation des femmes a légèrement augmenté dans les niveaux allant jusqu’à la maîtrise. Cependant, moins de femmes poursuivent leurs études en doctorat qu’au cours des périodes précédentes. En 2018-2019, les femmes étaient moins nombreuses de 8 % au sein de programmes de doctorat que dans les programmes de maîtrise : ce pourcentage est similaire à ceux observés sur la population des étudiants dans leur ensemble et dans les disciplines en lien avec les STIM.

Figure 3 : Évolution des pourcentages de femmes et d’hommes entre différents niveaux universitaires en fonction de la discipline

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  • Dans les programmes de la catégorie « Mathématiques, informatique et sciences de l’information », la part des femmes en maîtrise par rapport aux titulaires de baccalauréat est largement supérieure à celles observées dans d’autres disciplines (une hausse de 15 % c. une baisse de 5 %, respectivement). Toutefois, elles poursuivent leurs études en doctorat à une fréquence moindre : la part des femmes diminue de 16 % au cours de cette transition.
  • Parmi les disciplines sélectionnées, les femmes actives dans les domaines des sciences physiques et de la vie font partie de celles qui poursuivent leurs études dans des programmes de maîtrise aux fréquences les plus faibles. De plus, par rapport à d’autres groupes, elles progressent vers des programmes de doctorat et des postes de professeures adjointes à une fréquence inférieure, ce qui est relativement inattendu dans la mesure où ces domaines en lien avec les STIM sont ceux dans lesquels la part des femmes est la plus importante parmi ceux examinés par la présente étude.

Figure 4 : Évolution des pourcentages de femmes et d’hommes entre différents niveaux universitaires en fonction de la province

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  • Les variations entre les provinces sont minimes, à l’exception de deux transitions entre les titulaires de baccalauréat et les étudiants en doctorat : dans les provinces dans lesquelles l’une des transitions est faible, l’autre a tendance à être plus élevée. Par exemple, au Québec, la part des femmes qui progressent vers des programmes de maîtrise est la plus basse parmi les quatre provinces (-6 %), mais c’est là qu’elles progressent vers des programmes de doctorat le plus souvent (-5 %).
  • Dans le cas des disciplines en lien avec les STIM, les tendances observées dans d’autres provinces sont généralement comparables à celles constatées en Ontario. Les différences les plus notables concernaient les pourcentages de femmes qui commençaient des programmes de maîtrise en Colombie-Britannique et au Québec (en augmentation de 4 % et 5 %, respectivement). À titre de comparaison : on observait une baisse de 2 % en Ontario et au Manitoba.
  • On observe aussi des tendances nuancées dans les domaines de l’éducation et de la santé. Les différences les plus nettes ont été observées entre les provinces dans le cas de la transition des études en doctorat au poste de professeur adjoint. En Ontario et au Québec, on a observé des changements minimes de la part des femmes entre ces étapes, alors qu’au Manitoba et en Colombie-Britannique, les effectifs des femmes baissent de 10 % à 15 % chez les professeurs adjoints par rapport aux étudiants en doctorat.

Résumé

  • La transition des études en baccalauréat vers le statut de titulaire d’un baccalauréat est la seule étape à laquelle les femmes persistent à une fréquence supérieure à celle des hommes. Cette constatation est valable pour toutes les périodes étudiées depuis le début des années 1990. Toutefois, une fois cette transition passée, on commence à observer des fuites du tuyau : les femmes sont de moins en moins nombreuses à chaque nouveau niveau d’étude ou rang universitaire.
  • La représentation des femmes est presque paritaire parmi les professeurs adjoints et les étudiants en doctorat, ce qui laisse penser que les femmes ne quittent pas le tuyau au cours de leur transition vers des postes menant à la permanence, comme on a pu le suggérer par ailleurs, en particulier dans la littérature états-unienne (Sato et coll., 2021).
  • Sur l’ensemble des résultats étudiés ici, on trouve des données probantes limitées qui suggèrent l’existence de progrès aux rangs professoraux supérieurs, en particulier au rang de professeur titulaire. Les femmes sont toujours largement sous-représentées parmi les professeurs titulaires, dont elles forment seulement 29 % des effectifs au cours de l’année universitaire 2018-2019.
  • Il convient de s’appuyer sur des données longitudinales pour procéder à des analyses de ce type. Malheureusement, ces données ne sont pas disponibles au Canada. Par conséquent, les résultats de la présente étude doivent être abordés avec prudence. Les conclusions en lien avec les transitions vers et depuis les rangs de professeur adjoint et titulaire en particulier pourraient porter à confusion du fait de la lenteur du renouvellement des effectifs.
  • Une autre limite de la présente analyse concerne l’examen des données relatives aux élèves du secondaire, qui n’a pas pu être effectué du fait de la disponibilité inconsistante de ces données au fil du temps. Des données probantes laissent penser que les jeunes femmes commencent la sélection de leur parcours professionnel à un stade précoce de leur vie, avant d’entrer à l’université (Well et coll., 2018).

Bibliographie

Vous trouverez les informations de référence complètes ici.


Notes

[i] Cela inclut l’ensemble des universités et collèges publics du Canada.

[ii] Toutefois, il convient de souligner que les inégalités au sein des programmes de cycles supérieurs sont en partie dues aux pourcentages de femmes radicalement plus faibles parmi les étudiants étrangers (Statistique Canada, 2020b)

[iii] Dans le cadre du présent mémoire, nous prenons uniquement en compte les étudiants inscrits dans des programmes de premier cycle ou de cycles supérieurs, ou diplômés de ces programmes (deuxième et troisième cycles, ou programme de maîtrise ou de doctorat).

[iv] Nous avons eu recours à la variante « regroupement principal » des codes de la Classification des programmes d’enseignement (CPE), qui comprend 12 groupes. Nous ne présentons pas les réponses correspondant à « Autre » ou « Indisponible » du fait de la faiblesse de leurs effectifs.

[v] Dans le présent mémoire, nous avons utilisé des données issues d’une mise en tableau sur mesure de Statistique Canada. Les chiffres ont été arrondis de façon probabiliste à des multiples de 3, sauf ceux qui sont inférieurs à 3 : ces derniers ont été effacés par Statistique Canada, et ils sont arrondis à 0 aux fins de la présente analyse. Par conséquent, il est possible que les données présentées ici ne correspondent pas exactement à celles d’autres sources. Veuillez par ailleurs noter que toutes les prévisions et les moyennes mobiles sur trois ans ont été calculées à l’aide du logiciel Microsoft Power BI.

[vi] Au cours de cette période, les volumes de données manquantes sont particulièrement importants pour la variable « Matière enseignée ». Par conséquent, il est possible que les résultats pour ces années ne soient pas exacts, dans certains cas. Dans les représentations visuelles qui suivront, les périodes concernées sont indiquées et grisées.

[vii] Plus précisément, les disciplines examinées étaient les suivantes : « Architecture, génie et services connexes », « Mathématiques, informatique et sciences de l’information » et « Sciences physiques et de la vie, et technologies ».