Parmi les avantages liés à un emploi au COQES (lesquels sont, disons‑le franchement, nombreux), il y a la possibilité de demeurer au fait de la documentation sur l’enseignement postsecondaire. Celle‑ci peut être volumineuse, mais elle se révèle essentiellement stimulante et utile. Or, il m’arrive parfois de tomber sur un article qui ne cherche qu’à provoquer.
Dans la publication en ligne Inside Higher Education, le professeur Steven C. Ward a rédigé récemment un article d’opinion (en anglais seulement) où il condamne l’enseignement en fonction des habiletés (EFH), qu’il qualifie de clou supplémentaire du néolibéralisme planté dans le cercueil de l’accès équitable à un enseignement supérieur de qualité.
Certes, les avantages et inconvénients de l’EFH peuvent être mis en relief. Je retiens également de cet article, d’un ton à la fois narquois et pompeux, les concepts à la mode dont l’auteur se sert pour dénigrer les tendances actuelles dans l’enseignement supérieur, c.‑à‑d. la « Jebification », le « Zuckerberging » et la « Gatesification ».
Mais ce que l’article a de plus consternant, c’est la réticence intrinsèque qu’il véhicule face au changement dans l’enseignement supérieur, et celle‑ci est plus répandue dans la sphère universitaire que nous sommes prêts à l’admettre. Au‑delà de notre nostalgie d’un âge d’or révolu (magnifié par le souvenir que nous en gardons), un changement s’impose; ce que les collégiens et universitaires recherchent et nécessitent actuellement dans l’enseignement supérieur ne saurait être comblé par une défense inconditionnelle du statu quo.
L’argumentation du professeur Ward repose essentiellement sur le caractère essentiel d’une formation générale complète et axée sur le contenu dans tous les programmes d’études de niveau postsecondaire. Celle‑ci, avance‑t‑il, est systématiquement retirée de l’enseignement, sauf celui que reçoivent les bien nantis, pendant que les questions d’importance et les connaissances profondes ou sacrées, lesquelles permettent d’imaginer ce qui est inimaginable, ne sont pas véritablement prises en compte dans l’enseignement prodigué aux classes moyenne ou ouvrière.
Bien entendu, une mobilisation de l’opposition serait de mise dans les cas où seuls les riches disposeraient d’un choix et d’un accès quant à un enseignement de niveau postsecondaire de qualité. Je ne souscris cependant pas à l’argumentation du professeur Ward lorsqu’il affirme implicitement que la vision sociodémocrate d’une formation générale est celle à laquelle tous les étudiants aspirent et qui répondrait le mieux à leurs besoins.
Lorsque je me suis inscrit à Université McGill en 1965, à l’« époque des dinosaures », je comptais parmi les 5‑10 % de ma tranche d’âge qui fréquentaient l’université. L’enseignement de niveau postsecondaire était jugé essentiel dans la stricte mesure où il constituait une étape préalable à la pratique professionnelle en des domaines tels que le génie, la médecine ou le droit (lesquels n’étaient pas à l’époque, ni ne sont maintenant, des bastions de la formation générale) et seulement chez ceux qui nourrissaient les aspirations universitaires les plus élevées et espéraient se hisser à des postes de leadership dans plusieurs domaines. Un grade universitaire n’était pas perçu comme la seule voie d’accès à la réussite, et encore moins comme un facteur menant à une vie prospère et satisfaisante.
Mais la situation allait changer radicalement au cours des 50 années suivantes, tout particulièrement durant les deux dernières décennies. En Ontario, à l’exemple de la plupart des régions les plus privilégiées du monde, le pourcentage de diplômés du secondaire fréquentant le collège ou l’université a grimpé en flèche. Il y a quelques années à peine, le gouvernement de l’Ontario avait établi en guise d’objectif que 70 % des adultes devaient posséder un grade ou un diplôme d’études postsecondaires… lequel est désormais bien atteint. Pareille tendance a de quoi impressionner encore davantage lorsqu’elle est exprimée en nombres réels d’étudiants.
Un tel phénomène s’appuie sur le fait que de nombreux emplois exigent désormais un diplôme d’études collégiales ou un grade universitaire. Ces dernières années, la croissance de l’emploi à temps plein a découlé uniquement, ou presque, des postes pour lesquels un grade ou un diplôme est requis, tandis que les autres postes ont régressé en nombre. À l’échelle des particuliers, il ressort de nombreuses études que le revenu différé et les sommes monétaires investies en vue de l’obtention d’un grade ou d’un diplôme se traduisent par des avantages à vie chiffrés à des dizaines, voire des centaines, de milliers de dollars.
La hausse des inscriptions, laquelle présente d’importants avantages sur le plan économique dans l’ensemble et à l’échelle des diplômés en particulier, ne s’estompera pas et ses répercussions sont significatives sur la position défendue par le professeur Ward à l’appui du statu quo.
D’une part, il est tout à fait déraisonnable de s’attendre à ce que nous puissions former, comme nous l’avons fait par le passé, un pourcentage du groupe d’âge postsecondaire désormais beaucoup plus nombreux; nous n’en aurions tout simplement pas les moyens. À titre d’exemple, comment concevoir que les membres à temps plein du corps professoral, rémunérés à la fois pour enseigner et faire de la recherche, puissent assumer à eux seuls toutes les tâches pédagogiques? Voilà d’ailleurs un autre aspect qui appellerait une autre analyse approfondie…
D’autre part, non seulement les étudiants sont désormais plus nombreux, mais ils ont changé (une réalité dont on fait souvent abstraction lorsque vient le temps de prendre en compte les exigences liées à la hausse des inscriptions). Les grincheux des campus ont tendance à caractériser de façon négative ces changements, comme quoi les étudiants seraient moins bien instruits et préparés, moins intelligents, strictement préoccupés par l’obtention d’un emploi, peu intéressés à apprendre dans le seul but d’apprendre, etc. Or, les étudiants qui assistent aux cours ne correspondent plus dans les faits à la stricte fourchette des 5‑10 % d’étudiants aux réalisations et intérêts universitaires les plus élevés. De plus, la majorité d’entre eux cherchent effectivement, sans aucune gêne, à acquérir l’expérience et les habiletés qui leur permettront d’accroître, en milieu de travail, leurs perspectives et leur rendement sur le plan professionnel. Faut‑il vraiment se surprendre de cette tendance ou y faire obstacle? Absolument pas!
Maintenant, comment pouvons‑nous combler les attentes et besoins des étudiants qui n’étaient pas sur les campus il y a 20 ou 30 ans? Il est certain que tout programme d’études doit comporter des dimensions propres à la formation générale. Mais cette façon de faire ne suffira pas pour autant. Nous devons également, pour des raisons économiques et pédagogiques, nous efforcer de découvrir des méthodes inédites et novatrices par lesquelles les étudiants pourront bel et bien acquérir les connaissances et les compétences dont ils ont besoin dans leur vie personnelle et professionnelle. En outre, nos débats quant au moyen optimal d’atteindre ce but ne sauraient reposer sur une argumentation prétendument grande, étayée au détriment d’une analyse constructive. À cet égard, nous devons plutôt nous appuyer sur un énoncé clair de nos objectifs ainsi qu’une évaluation factuelle de la mesure dans laquelle des démarches – inédites ou éprouvées – répondent le mieux aux besoins de nos étudiants et de notre société.
Greg Moran est directeur des projets spéciaux au COQES. Auparavant, il a été vice‑recteur de l’Université Aga Khan et de l’Université Western.