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Sur l’utilité des études postsecondaires

Les études postsecondaires jouent un rôle important dans la prospérité, tant au niveau individuel que collectif. Voilà un des arguments les plus répandus et les plus percutants des défenseurs d’une hausse des investissements dans l’enseignement supérieur. Aussi bien le public que les gouvernements semblent avoir accepté que de 70 % à 80 % des emplois de l’avenir exigeront un titre scolaire de niveau postsecondaire et que la recherche et l’innovation provenant de nos collèges et universités constituent le fondement des économies modernes. Ces opinions sont, dans une mesure non négligeable, à la base des investissements que les gouvernements sont disposés à continuer de faire dans l’enseignement supérieur.

Imaginez alors à quel point il est atterrant de voir quelqu’un soutenir qu’on se trompe. Normalement, on aurait tendance à rejeter l’opinion de ce genre de personne qui va à l’encontre de l’avis majoritaire (et vous savez combien les universitaires peuvent être doués pour rejeter, de façon fort éloquente et érudite, les opinions qu’ils n’épousent pas). Un récent article de Margaret Wente publié dans le Globe and Mail (31 mars) a provoqué ce genre de réaction. Toutefois, lorsque la personne qui ose rejeter l’avis majoritaire s’avère être nul autre que Paul Krugman, économiste lauréat d’un prix Nobel, et que son opinion est publiée dans le New York Times (6 mars), source de toutes les vérités, l’argument est généralement pris un peu plus au sérieux. Je crois savoir qu’il n’est jamais très judicieux d’écarter les idées de Paul Krugman.

Selon M. Krugman, l’idée que l’éducation revêt une importance de plus en plus grande tient de la notion plausible en apparence voulant que les progrès de la technologie élargissent les possibilités d’emploi pour ceux qui travaillent avec l’information. Il pense, cependant, que si une tâche peut être exécutée selon une routine et des règles, on peut s’attendre à ce qu’elle puisse être accomplie par des moyens technologiques, qui remplaceront l’humain. Il soutient en outre que les emplois qui nécessitent des études poussées pourraient être plus faciles à exporter — éliminant ainsi des emplois au pays — que ceux qui demandent moins d’études, comme chauffer un camion (l’exemple même qu’il a utilisé).

Les arguments avancés par M. Krugman et Mme Wente suscitent chez mois plusieurs réactions.

D’abord, la réalité. Que nous le voulions ou non, ou le jugions nécessaire ou non, la grande majorité des emplois futurs sont appelés à exiger un diplôme postsecondaire quelconque. En Ontario, pour exercer un métier — plombier, électricien — il faut suivre une formation postsecondaire de niveau collégial. J’ai en mémoire l’argument du PDG d’une importante compagnie de camionnage qui m’expliquait que son entreprise privilégiait aujourd’hui l’embauche de diplômés universitaires pour chauffer les camions en raison de toute l’informatique que l’on trouve dans les nouvelles cabines et de la place qu’occupe la logistique dans le secteur des transports. Aujourd’hui, les infirmières font un baccalauréat et certaines provinces exigent une maîtrise de leurs physiothérapeutes. D’aucuns diront que cette « diplômanie rampante » est inutile, déraisonnable et un gaspillage d’argent. Possible. Mais à moins d’un renversement de la tendance (ce qui ne semble pas être sur le point de se produire), les étudiants s’inscriront dans les collèges et les universités en nombres de plus en plus grands, car ils savent que le diplôme qu’ils retireront de leurs études leur ouvrira des possibilités plus nombreuses et mieux rémunérées sur le marché du travail. C’est là la réalité avec laquelle ils vivent et ils la comprennent bien.

Ensuite, les opinions des Krugman et Wente de ce monde devraient, à mon avis, nous amener à approfondir notre vision du lien entre les études supérieures, les emplois et la prospérité. Je pense que Krugman a raison : la technologie et les ordinateurs représentent une menace pour toute tâche dont l’exécution repose sur une série de règles. De telles tâches, il en existe beaucoup et leur nombre est appelé à augmenter. Pour tous ceux qui ont regardé l’ordinateur Watson d’IBM battre à plate couture les deux meilleurs concurrents humains de l’émission Jeopardy, un peu d’imagination suffit pour entrevoir les utilisations possibles de cette technologie. (Oui, je sais que Watson avait un avantage mécanique pour la rapidité de réaction; ce qui impressionnait le plus était sa capacité de comprendre les indices, difficiles à disséquer d’un point de vue sémantique, et de donner la bonne réponse dans la grande majorité des cas).

Ainsi, la simple notion voulant que les études ouvrent la voie à un plus grand nombre de possibilités d’emploi et à de meilleurs emplois doit être précisée. Nous devrions faire preuve de plus de rigueur et de plus de précision quand nous envisageons les emplois de l’avenir, c’est donc dire nous attarder davantage à ce dont les étudiants vont avoir besoin des établissements d’enseignement supérieur, aux habiletés que ces derniers doivent permettre à leurs diplômés d’acquérir. Je parle ici de « résultats d’apprentissage », ce qui sera d’ailleurs le sujet d’une conférence du COQES qui réunira le mois prochain un groupe de spécialistes internationaux de l’évaluation de l’apprentissage.

L’enseignement supérieur ne consiste pas à tenter de bourrer le crâne des étudiants avec de l’information sur un sujet donné. Il s’agit plutôt d’améliorer leurs aptitudes à la pensée critique, à la communication et à la réflexion, leur imagination et leur esprit d’innovation et d’entreprise, ainsi que leur capacité de faire face à des défis que nous ne pouvons même pas encore prévoir. Si ce sont là les vrais résultats que nous attendons de l’enseignement supérieur, les habiletés nécessaires pour les emplois de l’avenir (et l’économie d’aujourd’hui), il serait peut‑être bon de s’attarder un peu plus aux cours et aux expériences d’apprentissage qui permettent de développer ces qualités. Il faudrait aussi, sans nul doute, voir à déterminer plus efficacement si nos étudiants acquièrent bel et bien ces habiletés.

Sur le sujet de l’harmonisation des études supérieures aux besoins du marché du travail, une autre question tout aussi importante se pose à nous, à savoir si notre système d’enseignement supérieur permet de former des diplômés qui vont créer des emplois pour d’autres personnes. Dans quelle mesure nos programmes d’études favorisent‑ils l’esprit d’innovation et d’entreprise? Il semblerait que ce soit les personnes qui possèdent ces qualités qui, plus que toutes autres, créent des emplois qui font travailler d’autres personnes.

Pour terminer, j’ai toujours pensé que l’une des compétences en gestion nécessaires dans les organisations complexes (comme l’université de recherche moderne) était de savoir quand déroger aux règles — quand le bon sens nous dicte que ces dernières ne conviennent tout simplement pas dans une situation donnée. J’aurais tendance à penser qu’il serait plutôt difficile de programmer un ordinateur pour déterminer quand enfreindre les règles (ou, du moins, y faire « une entorse considérable ») et choisir une ligne de conduite mieux indiquée. Les gens chez IBM prouveront peut‑être que je me trompe.

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